L’égalité des chances contre l’égalité républicaine?

Une expression passée sans problème dans les discours politiques

Depuis le milieu des années 1980, l’expression égalité des chances, a été utilisée de manière croissante par les ministres de l’éducation nationale. Selon un article du Monde signé par Sylvie Chayette et Gaïdz Minassian, publié en ligne le premier décembre 2006, Jean-Pierre Chevènement aurait été le premier ministre à employer cette expression dans un discours officiel. Depuis l’expression a été utilisée par tous les ministres et a été intégrée dans nombre de documents officiels. Elle est présentée de manière générale comme ayant été conceptualisée par John Rawls et formulée dans l’ouvrage la Théorie de la Justice (A theory of justice) paru en 1971 aux presses universitaires d’Harvard. Cette théorie est présentée sur le site du ministère de l’économie et des finances sous l’onglet « grands noms et courants de l’économie ». On pourrait en retenir que l’égalité des chances permet d’assurer l’équité entre les individus et donc établit une forme de justice. Rawls considère que les inégalités sont acceptables si elles permettent d’améliorer le sort des personnes défavorisées ou si elles sanctionnent le mérite ou l’utilité de certaines activités. De manière surprenante aucun des commentateurs ne retient que cette égalité des chances nécessite la suppression des héritages.

Les critiques de cette théorie restent peu nombreuses. L’une des premières, publiée par le Monde Diplomatique en septembre 2000, a été argumentée par Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, sous le titre « Ces ardents champions des privilèges, L’égalité des chances contre l’égalité ». François Dubet montre dans la préférence pour l’inégalité (2014, Le Seuil, La république des idées) que l’idée même de l’égalité des chances méritocratiques est un des moteurs de la compétition scolaire : « C’est parce que nous croyons à l’égalité des chances, parce que nous croyons que les obstacles sociaux à la réussite scolaire doivent être levés, que la compétition scolaire continue est devenue la règle et que chacun a intérêt à creuser les écarts » (P. 29).

Une expression du passé vychiste

De manière surprenante, un seul historien, René La Borderie*, a relevé que cette expression figurait dans le discours de Philippe Pétain en date du 11 octobre 1940 présentant le « régime nouveau » et intitulé « l’ordre nouveau » . Aucun des partisans ou promoteurs de cette expression n’y fait référence, alors que le texte oppose « l’égalité des chances » à l’égalité républicaine.

L’ordre nouveau ne peut, en aucune manière, impliquer un retour, même déguisé, aux erreurs qui nous ont coûté si cher, on ne saurait davantage y découvrir les traits d’une sorte d’ « ordre moral » ou d’une revanche des événements de 1936.

[…]
Le régime nouveau sera une hiérarchie sociale. Il ne reposera plus sur l’idée fausse de l’égalité naturelle des hommes, mais sur l’idée nécessaire de l’égalité des « chances » données à tous les Français de prouver leur aptitude à « servir ». Seuls le travail et le talent deviendront le fondement de la hiérarchie française. […] On ne peut faire disparaître la lutte des classes, fatale à la nation, qu’en faisant disparaître les causes qui ont formé ces classes et les ont dressées les unes contre les autres. Ainsi renaîtront les élites véritables que le régime passé a mis des années à détruire et qui constitueront les cadres nécessaires au développement du bien-être et de la dignité de tous. […]

L’ignorance ou l’oubli de ce texte, le fait que son existence n’ait été explicitée que dans une revue syndicale ne peuvent qu’interroger. L’affirmation selon laquelle « l’égalité naturelle est une idée fausse » est d’un registre proche de celui de l’expression d’Alain Minc qui considère que la revendication d’égalité est une « vieille réponse égalitaire traditionnelle ».

L’on ne peut souhaiter de bonne foi que les enfants n’aient pas les mêmes chances devant l’éducation, si l’on considère que la réussite scolaire résulte du hasard. Ceci dit, dans sa simplicité l’expression égalité des chances emporte l’adhésion alors qu’en tant que théorie elle implique de nombreux présupposés dont le principe d’une économie libérale impliquant la liberté et la responsabilité individuelles alors même que les personnes concernées sont pour l’essentiel des mineurs. De nombreux travaux ont montré que réussite et échec ne sont pas dûs majoritairement au hasard.

« 60 années d’égalité des chances, 60 années d’inégalités des résultats, l’école émancipée, N°6 Janvier 2000.

Mis en ligne le premier septembre 2022

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