Dès l’institution de la carte scolaire en 1963, les dérogations sont prévues pour permettre la résolution de difficultés liées à la sectorisation et à la carte des formations : il s’agit d’éviter les problèmes d’éloignement entre lieu de scolarisation et lieux de travail des parents, de donner aux enfants la possibilité de suivre des options absentes de l’établissement de secteur. Aujoud’hui officiellement le recours à la dérogation est réduit, mais les statistiques relatives à cette pratique ne font plus l’objet d’études communiquées au public comme cela a pu être le cas par le passé. Au début des années 1990, au moins un cinquième des élèves du secondaire étaient inscrits en dérogation dans un autre collège public que celui du secteur. Les travaux de Gwénaëlle Audren et du service statistique du rectorat de Clermont-Ferrand démontrent que le phénomène reste important. La pratique de la dérogation conjuguée au choix du privé par une autre partie des parents peut même avoir un impact sur la carte scolaire et conduire à la fermeture d’un collège (exemple de Colombelles). Une partie d’entre elles sont demandées par les familles les mieux informées, pour obtenir un établissement plus réputé. De fait, les familles les moins favorisées sont celles qui contournent le moins la carte scolaire.
Un marché scolaire fondé sur des réputations.
Les stratégies des parents, les conseils des enseignants recourent souvent à l’expression bon établissement, certains numéros spéciaux des grands hebdomadaires proposent un palmarès construit entre autre à partir des indicateurs produits par la DEPP. Pourtant il n’existe pas de définition scientifique du bon établissement, pas plus que du bon élève ou du bon professeur. Il s’agit d’une réputation fondée sur des impressions, des rumeurs, des ressentis. Pour un collège ou un lycée sa réputation tient à la fois de celle du quartier où il est localisé, du profil socioculturel des familles qui y envoient leurs enfants, de son histoire et éventuellement de la réussite des élèves des années précédentes aux examens… Tous ces facteurs étant interreliés. Le marché immobilier (dont la part du logement social) détermine en partie le profil socioculturel des élèves qui fréquentent les établissements d’un secteur scolaire donné. Ce profil n’est pas sans incidence sur leur réussite scolaire. Par conséquent, certaines familles usent de dérogations, via le choix d’options, pour inscrire leur enfant dans un établissement plus côté que celui du secteur, parfois dès l’école primaire pour faciliter l’accès ultérieur à tel collège lui même lié à tel lycée.
Ces pratiques accentuent les inégalités entre les établissements et contribuent à l’homogénéisation sociale de leurs recrutements : la proportion d’enfants en difficulté augmente dans les établissements délaissés, « le niveau monte » dans ceux qui sont recherchés. Dans certains cas, du fait des stratégies familiales, les effectifs diminuent tant que les classes ferment les unes après les autres. Ainsi à Caen, une école élémentaire à plusieurs classes a été transformée en école à classe unique, puis a fermé, elle n’était plus fréquentée que par des enfants vivant dans un camp de sédentarisation des gens du voyage, les parents des autres élèves les ayant progressivement tous retirés de cette école.
Le « marché scolaire » et ses représentations modifient parfois le marché immobilier lui-même et renforcent les clivages sociaux. Une enquête réalisée auprès de 2 700 chefs d’établissements lors de l’assouplissement de la carte scolaire au début des années 1990 a révélé qu’il avait provoqué la ghettoïsation des collèges et lycées les plus sensibles, et déstabilisé les établissements « moyens », qui sont les plus nombreux. Les travaux menés dans les académies de Marseille (G. Audren) ou par le rectorat de Clermont-Ferrand montrent que cette ghettoïsation n’a pas fléchi malgré la réduction du nombre de dérogations.
Fin de la carte scolaire : vers une réduction des dérogations ?
La carte scolaire a été mise en place par le ministère de l’Éducation nationale en 1963 pour distribuer les postes d’enseignants et organiser l’affectation optimum des élèves, selon leur lieu de résidence (au plus proche du domicile). Son assouplissement (2008) puis sa suppression (2010) n’auront laissé cette compétence aux collectivités territoriales (municipalités et conseil généraux respectivement pour les écoles et les collèges) que quelques années. Le discours officiel est désormais celui du respect de la carte scolaire. La réduction du nombre dérogations ne suffit pas pour abolir les mobilités, les options linguistiques et artistiques, le choix des sections internationales, le déménagement, l’établissement d’une deuxième résidence pour l’un des parents pendant les jours scolaires, le recours au privé sont autant de stratégies pour scolariser l’enfant dans un établissement choisi. On peut donc s’interroger sur la réalité de la baisse du nombre de dérogations, tendance réelle ou modification des pratiques parentales. Si la tendance est à la baisse, il n’en demeure pas moins que des écoles, des collèges ont des effectifs nettement inférieurs à la population scolarisable résidant dans le secteur. La proportion de demandes d’évitement peut être supérieure à 50% et les évitements constatés également. Il arrive même que certains établissements se retrouvent en situation de non-mixité sociale et perdent tant d’élèves que cela conduit à leur fermeture. Les mesures de restriction des dérogations ne sont efficaces qu’à l’encontre des familles les moins informées et les moins engagées dans le suivi des études de leur enfant. Elle limite la satisfaction des demandes ne reposant pas sur les motifs reconnus légitimes de manière ancienne (handicap, rapprochement de la fratrie,…), ou plus récentes (mérite, bourse).
Dérogation, attractivité et concurrence
Les vœux exprimés par les familles pour l’orientation de leur enfant les amènent à privilégier un établissement plutôt qu’un autre. Le taux d’attractivité d’un établissement se mesure en rapportant le nombre de premiers vœux exprimés à celui des places disponibles. Il permet de repérer les lycées délaissés ou à l’inverse plébiscités. En Seine-Saint-Denis par exemple, certains lycées de Saint-Ouen ont des taux d’attractivité qui dépassent 200 %, alors que ceux de La Courneuve ont deux fois plus de places à offrir que de demandes.
Moins d’un élève sur sept voulant entrer en classe préparatoire scientifique (MPSI) dans un grand lycée parisien (Henri IV, Janson de Sailly…) obtient satisfaction. Mais si l’on en croit le bilan dressé par le rectorat de Paris en 2008 et non renouvelé depuis au sujet des opérations d’affectation des collégiens passant en seconde dans les lycées publics de la capitale, 80 % des élèves avaient obtenu leur premier vœu.
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Mise en ligne : 10 Mai 2019 Relecture et compléments 19/12/2019 Dernière mise à jour 30/12/2019
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